écologie vivifiante

La Réunion : apprendre à vivre avec le requin

Le coupable, c’est notre mode de pensée.

Une jeune fille s’est fait attaquer à nouveau ce jour à la Réunion par un requin. Elle est décédée. Le moment est à nouveau triste, et démontre une fois de plus que l’inconscience est mortelle. La zone dans laquelle se baignait cette jeune fille est hors lagon, donc elle se baignait au milieu des requins…

Cette inconscience est doublée d’une incapacité de notre société à sortir de son mode de pensée. Bloqué, notre système de pensée, incapable de faire face à cette situation de relation homme-nature.

Certains surfeurs et leurs alliés vont se déchaîner dans les jours qui viennent pour demander que l’on tue des squales. Ils vont tenir pour responsables tous ceux qui défendent le requin, et ceux qui tentent de minimiser les dangers. Ils ont tort sur un point, et raison sur un autre, mais pas pour les bonnes raisons.

Ils ont tort sur les prélèvements de requins. Car s’il ne reste ne serait ce qu’un requin, le risque mortel subsiste. Leur solution n’est valable que si on éradique 100% des requins. Dans ce cas et dans ce cas seulement il n’y a plus de risque.


Ils sont raison contre ceux qui tentent de démontrer qu’il y a des conditions plus ou moins risquées. Car cela n’existe pas, c’est un subterfuge, une vision tronquée.
Le risque INDIVIDUEL est le seul risque qui compte, les statistiques ne sont qu’une vue de l’esprit, un raisonnement inadéquat. Le risque individuel, il est de 0 ou 100, quelles que soient les conditions, il n’y a aucune statistique de masse qui vaille pour ma sécurité individuelle quand je rentre dans l’eau.


Mais leur colère ne vise qu’à trouver des coupables, à jouer sur une émotion bien légitime pour faire passer leur fausse bonne réponse : tuer des squales, jouer sur les émotions, se venger, montrer que l’homme est l’être supérieur et va dominer la nature et le requin, et mettre en sécurité ceux qui vont dans l’eau.

Inutile, s’il reste UN requin, le risque subsiste au même niveau qu’aujourd’hui : même avec un seul requin au large de la Réunion, se mettre à l’eau, c’est risquer sa vie.

Notre vocabulaire est insuffisant et inadapté, les concepts manquent pour définir la situation. Les idioties du type “le risque zéro n’existe pas”, “le principe de précaution” ne sont ni plus ni moins que des hérésies de communication qui corrompent notre raisonnement à grand coup de pensée simplifiée pour ne pas dire simpliste.

Quelles que soient les conditions, tant qu’il reste un seul requin, le risque de se faire attaquer est entier, il est de 100% pour celui qui se baigne.

Il nous faudra bien remettre la “raison” dans le bon sens, repenser notre relation à la nature et au péril, accepter non pas un pseudo “risque requin”, mais bien les limites de la puissance de l’homme face à la nature et en tirer les conséquences qui s’imposent.

Mon billet de septembre 2012 ci-dessous exprimait déjà cette position. Passé dans divers médias, mais inaudible car à contre courant du mode de pensée de la société.

Tristement,

10 septembre 2012 :

Les études passées, sur l’analyse d’un risque d’attaques de requin, ne peuvent servir de repère à identifier l’éventualité d’une nouvelle attaque.

Pourquoi ? Car les modifications de l’environnement à prendre en compte dans cette étude sont si complexes qu’elles ne peuvent être modélisées et donc ne peuvent donner lieu à aucune étude statistique fiable. Notre environnement bouge tellement vite que nous ne connaissons pas et ne pouvons pas connaître les conséquences de ces évolutions sur le comportement des requins. Nous ne comprenons d’ailleurs pas les évolutions qui ont amené les accidents récents. Alors imaginer ceux à venir est un défi impossible à relever. Le calcul de probabilités est ce qui concerne les évènements naturels à venir est insensé, littéralement “n’a pas de sens”.

Car savoir qu’il y a 0,02% ou 0,002% de chance qu’un requin attaque de nouveau, au fond quelle importance ? Nous pouvons tout faire pour tenter de réduire ce risque, mais nous devons aussi et surtout accepter que la nature soit plus forte que nous et qu’elle balaiera nos statistiques d’un revers de main quand elle le voudra, à la prochaine attaque. 

Nous sommes à la limite, ou au delà, de nos capacités de raisonnement car nous ne savons pas, dans notre mode de pensée, inclure ce qui va arriver dans le futur, donc calculer des probabilités dans un univers complexe et incontrôlé.

Si un “banc” de requin passe, quelle évolution des probabilités, si il y a une fuite des réseaux de traitements d’épuration des eaux qui amène plus de nourriture, quelle évolution de probabilités, si un requin est blessé par des pêcheurs et devient agressif, quelle évolution des probabilités, et avec le réchauffement des eaux de mer, quelle évolution des probabilités ?

Il arrivera immanquablement qu’une agression se produise un jour ou l’autre en dépit de multiples précautions. Regardons Fukushima….la probabilité était infinitésimale, mais c’est arrivé. L’analyse du mode de pensée statisticien qui fait croire que 0,0000005% de chances que cela se produise, est égal à : ça ne se produira jamais, a failli. Ce ne sont pas les statisticiens qui ont tort, c’est notre regard sur la statistique qui est erronée. Nous ne raisonnons pas, nous croyons que nous pouvons diminuer le risque en tuant, réduisant, les autres formes de vie en mer.

Incapables de reconnaître que nous ne savons pas ce qui va arriver, nous essayons de mesurer, construire des probabilités pour nous rassurer et essayer de rationaliser ce qui ne peut l’être. Nous devons cependant bien reconnaître l’impuissance de la science et des techniques à nous permettre de prévoir la prochaine attaque, et donc les limites de l’homme face à la nature. Et comme nous croyons devoir des réponses aux citoyens-électeurs, nous échafaudons des théories et des probabilités. Dont les réponses sont assimilables à ce que Chomsky nomme propagande. Autrement dit, des mots trompeurs pour cacher un fait que les élus ne peuvent accepter et encore moins divulguer: ils ne savent pas.

Il est de la responsabilité collective de nos décideurs et de nos chercheurs de nous amener sur les bonnes questions, de nous aider à sortir de notre mode de pensée historique. C’est une révolution de mode de pensée énorme, elle remet en cause bien des croyances, et nous laisse bien seuls face à l’adversité. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas de modèle. Alors nous nous rattachons au seul modèle que nous ayons: le modèle économique coûts-bénéfices ou risques-avantages. Toute la difficulté, c’est que changer de paradigme nécessite temps, formation. Tout le contraire de réagir à chaud et faire des coups médiatiques, tout le contraire du système actuel.

Le mode de pensée existant, c’est de vouloir tout calculer, tout maîtriser. C’est la clé de notre incapacité à vivre avec la “nature” : nous voulons la réduire, la soumettre, au lieu de vivre avec elle en respectant son fonctionnement et en admettant nos limites.

Là nous sommes dans l’écologie : même les requins ont des droits. Enfin devraient en avoir.

Cette affaire pose aussi la question de la représentation de la nature dans nos lois, de son statut juridique. Tant qu’il n’y aura que l’homme de défendu, la nature perdra toujours. Nous sommes dans l’illusion que nous avons tous les droits, que la planète est faite avant tout pour l’homme, que tout ce qui le dérange peut et doit être éradiqué.

Nous ne pouvons pas faire abstraction du contexte ni du poids des “peurs ancestrales” bien remises en avant en ce moment dans ces questions de loup et de requin, ni du système médiatique dans lequel nous sommes et qui se régale de ce type de sujet. Ces éléments rendent encore plus difficile le changement de regard sur la nature.

Le mode de pensée “rationnel” n’est probablement pas celui de l’analyse actuelle.

La question, en synthèse, est probablement posée à l’envers : ça n’est pas quel est le risque requin, mais comment vit-on avec la certitude que le requin attaquera à nouveau ? 

Et ça amène des réponses différentes sur ce que nous avons à faire face aux risques de la nature.

La solution trouvée par l’Etat, prélever pour étudier, est un compromis. Et ce compromis vole en éclats car il ne satisfait globalement personne : ni les surfeurs ni les protecteurs de l’environnement, ni les défenseurs des requins.

Alors on fait des études dont on attend…quoi ? Elles nous donneront des indications, mais ne pourront jamais prédire la prochaine attaque. Elles seront utiles pour mieux connaître le requin, pour limiter peut être le risque dans les conditions actuelles, mais ne pourront servir de base car les évolutions des systèmes sont trop rapides. Et là on ne peut accuser la nature mais l’homme, qui est à l’origine de tous les bouleversements dans l’environnement.

La réserve marine garde manger qui augmenterait le nombre de requins ? Tuer les squales pour rassurer la population ? Prouver qu’il n’y a pas de risque en nageant au milieu de l’océan sans protection ? Ce sont des réponses adaptées à la société médiatique, mais ce ne sont pas des réponses à la question de la cohabitation ancestrale et à venir de l’homme et du requin à la Réunion.

Vivre au milieu de la nature, c’est reconnaître qu’elle a des droits, que nous avons des limites dans notre connaissance de ses manifestations et réactions. Vivre à la Réunion, c’est accepter de vivre, entre autres, avec un ciel bleu, des cyclones, des flamboyants et des requins.